Avant d’être artiste…

Colloque International, “Beyrouth: Signes, symboles, mémoire(s) d’une métamorphose” –  USEK, GERPHAU, l’institut français, 2016

Avant d’être artiste…

« Qui suis-je pour vous dire

Ce que je vous dis,

Moi qui ne fus pierre polie par l’eau

Pour devenir visage

Ni roseau percé par le vent

Pour devenir flûte… »

Voilà comment débute le poème de Mahmoud Darwich, ‘Le lanceur de dés’, poème qui a profondément marqué ma pensée et mon cœur. 

La peinture, extension de ma main droite, de mon être, est née comme dans ces quelques vers où il dit :

« Je suis né auprès du puits

Et des trois arbres solitaires comme des nonnes.

Je suis né sans flonflons ni sage-femme.

J’ai reçu mon nom par hasard,

Par hasard appartenu à une famille… »

Je ne m’arrête dans mon association avec Darwich que lorsqu’il parle d’appartenance à une famille, même si ce ne fut qu’un hasard. Dans mon travail, sur mes toiles, je suis Vanessa, je ne signe que mon prénom et je refuse d’appartenir à une famille. 

C’est ainsi que je m’adresse à vous aujourd’hui, en tant que personne libérée, en tant qu’artiste.

Je suis là pour vous parler de la ville dans laquelle ma peinture est née, à travers laquelle elle a grandi… à travers laquelle elle vit… Beyrouth…

Beyrouth m’est apparu comme dans un songe, métamorphosée dans sa splendeur, et oblitérant les stigmates de la guerre. Ma peinture ne fait aucune allusion à la guerre civile parce que je considère, d’une part, qu’il est non seulement temps d’aller de l’avant, mais que, d’autre part et surtout, ma vision de Beyrouth n’est pas celle d’une ville divisée, rongée par la haine et les déchirures intestines, où primait la haine d’autrui à cause de sa différence, de sa religion.

Dans ma première exposition intitulée «J’ai rêvé d’une ville où les toits seraient des pâturages, les moutons des nuages…” à la galerie Artlab, j’ai d’abord cherché à explorer l’identité de cette ville; identité que je voyais très vite s’effacer au fur et à mesure que mon travail évoluait ; comme en témoigne le tableau ‘Rue à caractère traditionnel’ (Annexe 1) qui dépeint un quartier d’Achrafieh où les maisons traditionnelles sont petit à petit détruites afin de laisser la place à des tours d’acier qui grimpent de plus en plus haut. Le titre est d’autant plus ironique lorsque l’on voit, à côté des chantiers de construction, des panneaux signalant aux passants le cachet traditionnel du quartier. 

Dans un autre tableau tiré de cette même série, ‘Vue de ma chambre’ (Annexe 2), j’ai peint une enfilade d’immeubles qui envahissent la toile jusqu’à atteindre la mer. Les montagnes en arrière-plan sont également tapissées de forêts de ciment. Et l’on retrouve sur le rideau qui borde le côté droit du tableau une inscription en Arabe disant : « Restent le ciel et la mer sur lesquels vous pouvez encore construire ».

En peignant Beyrouth la première fois, j’ai découvert que la planification urbaine était ‘inexistante’, les parcelles de terrain sont vendues au plus offrant sans aucun regard sur leur futur aménagement, les rares espaces verts sont détruits au profit du béton et, pire encore, nos belles demeures traditionnelles, trésor de notre patrimoine, sont démolies et remplacées par des tours de verre sans âme et sans cœur. J’en ai conclu avec beaucoup de peine que Beyrouth perdait petit à petit son âme.

Lorsque l’on regarde le cœur de Beyrouth, son centre-ville, nous réalisons à quel point cette identité est défigurée, anéantie. Autrefois, le centre-ville était un bazar, une fourmilière, où se mêlaient artisans et commerçants, vendeurs de quatre saisons et bijoutiers, où l’on respirait les senteurs des épices et dont les odeurs de jasmin embaumaient l’air; c’était un nœud routier dans lequel baignait diversité, brassage de population, échanges et dynamisme. Aujourd’hui il n’est plus qu’un néant énorme, pire encore, un néant sans nature, une chape de bitume.  

La prédominance du bleu dans le tableau ‘Les Rois Mages’ (Annexe 3) exprime la froideur que l’on ressent lorsque l’on se trouve Place de l’étoile, place quasi déserte et désertée, témoin silencieux du passé, de l’histoire d’une ville.

Mon regard s’est ensuite tourné vers l’horizon et s’est posé sur la mer. J’ai alors pris conscience que le moment d’explorer l’identité de Beyrouth ne suffisait pas et qu’il fallait réagir de manière plus énergique et m’engager davantage pour mieux témoigner, à ma manière.

« Certainement, rien ne m’a plus formé, plus imprégné, mieux instruit — ou construit – que ces heures dérobées à l’étude, distraites en apparence, mais vouées dans le fond au culte inconscient de trois ou quatre déités incontestables : la Mer, le Ciel, le Soleil. »[1]– Paul Valéry

Hélas, la mer, il faut chercher pour la voir ou l’entrevoir. Je l’apercevais parfois au détour d’un chemin, près de la grande horloge de l’université Américaine, lorsque je me rendais à mes cours de Science Politique. Je la contemplais plus à mon aise du Café Rawda. Mais toujours au travers d’une construction écran.

Elle a été ma source d’inspiration pour ma seconde exposition ‘On m’a caché la mer’ à Aïda Cherfan Fine Art, qui fut d’une part une manière de dénoncer la destruction de notre littoral et de l’autre un appel au secours.

J’ai d’abord peint la route qui mène à Manara dans toute sa splendeur (Annexe 4 : La Corniche), avant de créer des œuvres montrant des immeubles s’élevant vers le ciel, prêts à tomber dans la mer comme un château de cartes. (Annexe 5 : On m’a caché la mer, Annexe 6 : Nuit Étoilée).

J’en ai profité pour parler aussi de nos montagnes, qui ne ressemblent plus à des montagnes du tout mais plutôt à des cimetières colossaux de béton. (Annexe 7 : Montagne Maudite) ; ainsi que du manque d’espace vert avec les tableaux ‘L’Arbre’ (Annexe 8) ou encore ‘Montagne perdue’ (Annexe 9) qui montre un petit arbre en haut, à gauche, qui saigne sur la ville ou ce qui reste de la montagne. 

À l’aide de mes pinceaux, je dépeins un monde gai, attirant. Une manière d’inviter le spectateur à prendre le temps de regarder avant de le bombarder d’une réalité inévitablement monstrueuse. 

Les couleurs que j’utilise et le fait d’embellir Beyrouth, sont aussi ma manière de garder espoir et de montrer une autre facette de cette ville qui n’est pas perdue puisqu’elle est encore là, dans nos mémoires, dans nos rêves.

Ma peinture est une forme d’opposition, une résistance non-violente à la destruction de notre patrimoine, de nos maisons, de notre ville, de notre terre. C’est aussi un appel à nos consciences collectives pour qu’un jour ma ville, mon Beyrouth, puisse à nouveau respirer et resplendir.

Je vous ai dit, au départ, que je m’adressais à vous en tant qu’artiste mais bien avant d’être artiste, je suis surtout une citoyenne en colère… je vis, je ressens, je subis mais surtout et malgré tout, je rêve encore. Comme dirait Hundertwasser, peintre Autrichien, profondément écologiste et avant-gardiste : « Si quelqu’un rêve seul, ce n’est qu’un rêve. Si plusieurs personnes rêvent ensemble, c’est le début d’une réalité ! »  

Partageons donc une vision commune, un rêve commun, et luttons pour sauvegarder ce qui reste de la beauté de notre pays. Tous les moyens sont bons, l’important est de s’unir et d’agir. 

Peut-être pensez-vous qu’en tant que peintre mes armes sont dérisoires mais sachez qu’à travers la peinture, je m’exprime, et toute voix qui parvient à s’élever au-dessus du chaos dans lequel nous vivons est un cri d’espoir, espoir qui grandit lorsque les voix de tout un chacun s’unissent pour former un chœur.  

Et puis, j’aime à me rappeler que dans l’histoire, certaines œuvres ont marqué les esprits. Je pense notamment à la peinture expressionniste avec le Cri de Munch ou même encore à la peinture Guernica de Picasso. Plus récemment, je me souviens de la force de ce tableau de Jacquemond dit JJ El Khoury, ‘Liban Meurtri’ créé en 1976, tableau qui a été agressé et vandalisé à deux reprises, la dernière il y a à peine quelques mois. 

J’en conclu donc et avec plus d’insistance que la peinture, l’écriture, l’art interpellent le monde et peuvent parfois faire évoluer les idées, même si cela se fait tantôt par des murmures, des sous-entendus. C’est d’un premier trait, d’un premier mot que découle un ensemble, ensemble qui bâtit une œuvre, ensemble qui unit les personnes.  

Vanessa Gemayel

Annexe 1. Rue à caractère traditionnel

Technique mixte sur toile, 75x120cm, 2009

Annexe 2. Vue de ma chambre

Technique mixte sur toile, 120x60cm, 2010

Annexe 3. Les Rois Mages

Technique mixte sur toile, 60x60cm, 2009

Annexe 4. La Corniche

Huile sur toile, 120x75cm, 2015

Annexe 5. On m’a Caché la Mer

Huile sur toile, 60x80cm, 2015

Annexe 6. Nuit Étoilée

Huile sur toile, 90×120, 2015

Annexe 7. Montagne Maudite

Huile sur toile 100x80cm, 2015

Annexe 8. L’arbre 

Technique mixte sur toile, 90x120cm, 2015

Annexe 9. Montagne Perdue

Technique mixte sur toile, 100x75cm, 2015

[1]Paul Valéry. Extrait d’une conférence donnée à Paris le 15 février 1934, sous le titre « Inspirations méditerranéennes ».